Le coupe papier en question fut acheté en 1902 par mon arrière grand-père à Shade lui-même. Shade est pour l'immense majorité des hommes un parfait inconnu. Son nom apparait toutefois sans quelques revues scientifiques, et notamment ethnographiques du début du xxème siècle. On apprend notamment que Shade a conçu un curieux instrument appelé pendule de Shade, et ce en seulement treize exemplaires. Le pendule de Shade, une fois réglé et lancé, permettait, par un mécanisme, simple de part sa conception, mais étonnamment complexe du point de vue de son principe de fonctionnement et de la précision d’usinage de ses pièces, de sonner les heures selon le rythme des différents systèmes planétaires de l'étoile Sirius.
Eleazar Shade a établi plusieurs théories essentielles relatives aux mouvements stellaires. Ayant été à un moment un professeur apprécié et jouissant d’une excellente réputation, il finit néanmoins par perdre la raison à force d’observations sans fin et de travail solitaire acharné.
Ainsi Shade fut laissé de côté avec dédain par ses confrères quand il décida d’engloutir ses maigres économies dans la fabrication de deux machines qui devaient permettre de fabriquer les pièces optiques et mécaniques extraordinairement délicates de l’étrange invention née de son esprit torturé. Il réussit toutefois à assembler treize pendules complets et fonctionnels auxquels, évidemment, personne ne s’intéressa.
Shade s’était donc cruellement endetté et deux mois plus tard, devant la menace pressante d’huissiers, il choisit d'abandonner son atelier et de se réfugier en Arabie, non sans avoir emporté les précieux pendules déjà construits. Quelques créanciers firent rapidement liquider ses affaires et les machines de son atelier furent vendues au poids du métal et fondues.
On ne parla plus jamais de Shade jusqu’au moment où, des décennies après, plusieurs des pendules furent retrouvés dans les souks de la région. Leurs propriétaires supposés sont inconnus et les plus folles rumeurs circulent là-dessus. On raconta aussi que l’ancien savant, ayant atteint un âge vénérable, avait finit ses jours dans une vie érémitique et contemplative.
Mon arrière grand-père m'a affirmé avoir rencontré Shade à cette époque, et lui avoir donné un peu de farine et quelques vêtements pour remplacer les loques puantes qu'il portait. Shade avait perdu la parole et il tombait plusieurs fois par jour en adoration devant le ciel, regardant à chaque fois dans une direction différente, qui par déduction s'avéra être celle de l'étoile Sirius.
Shade avait tenu à donner à mon grand-père le curieux coupe-papier au manche ouvragé en ivoire de Mammouth, le regardant avec intensité. Il m'a avoué avoir souvent été hanté par le souvenir des deux yeux sombres et brillants de Shade qui se détachaient du milieu de ce visage maigre, sale et atrocement barbu.